« Mes yeux ont vu le
salut » (Lc 2, 30). Ce sont les paroles de Syméon que l’Évangile
présente comme un homme simple : « un homme juste et religieux » – dit
le texte (v. 25). Mais, de tous les hommes qui étaient au temple, lui
seul a vu en Jésus le Sauveur. Qu’a-t-il vu ? Un enfant : un petit,
fragile et simple enfant. Mais là, il a vu le salut, parce que l’Esprit
Saint lui a fait reconnaître dans ce tendre nouveau-né « le Messie du
Seigneur » (v. 26). En le prenant dans ses bras, il a perçu, dans la
foi, qu’en lui Dieu accomplissait ses promesses. Et lui, Syméon, pouvait
s’en aller en paix : il avait vu la grâce qui vaut plus que la vie (cf.
Ps 63, 4), et il n’attendait plus rien. Même
vous, chers frères et sœurs consacrés, vous êtes des hommes et des
femmes simples qui ont vu le trésor qui vaut plus que tous les avoirs du
monde. Pour lui, vous avez laissé des choses précieuses, comme les
biens, comme fonder votre famille. Pourquoi l’avez-vous fait ? Parce que
vous êtes devenus amoureux de Jésus, vous avez vu tout en lui et,
captivés par son regard, vous avez laissé le reste. La vie consacrée est
cette vision. C’est voir ce qui compte dans la vie. C’est accueillir le
don du Seigneur les bras ouverts, comme fit Syméon. Voici ce que voient
les yeux des consacrés : la grâce de Dieu reversée dans leurs mains. La
consacrée est celle qui, chaque jour, se regarde et dit : “tout est
don, tout est grâce”. Chers frères et soeurs, nous ne méritons pas la
vie religieuse, c’est un don d’amour que nous avons reçu.
Mes
yeux ont vu ton salut. Ce sont les paroles que nous répétons chaque soir
pendant les Complies. Avec elles, nous concluons la journée en disant :
“Seigneur, mon salut vient de Toi, mes mains ne sont pas vides, mais
pleines de ta grâce”. Savoir voir la grâce est le point de départ.
Regarder en arrière ; relire son histoire et y voir le don fidèle de
Dieu : non seulement dans les grands moments de la vie, mais aussi dans
les fragilités, dans les faiblesses, dans les misères. Le tentateur, le
diable insiste sur nos misères, nos mains vides : “Après toutes ces
années tu ne t’es pas amélioré, tu n’as pas réalisé ce que tu pouvais,
ils ne t’ont pas laissé faire ce vers quoi tu étais porté, tu n’as pas
toujours été fidèle, tu n’es pas capable…” et ainsi de suite. Chacun
d’entre nous connaît bien cette histoire, ces paroles. Nous voyons que
cela est en partie vrai et nous suivons des pensées et des sentiments
qui nous désorientent. Et nous risquons de perdre la boussole, qui est
la gratuité de Dieu. Parce que Dieu nous aime toujours et il se donne à
nous, même dans nos misères. Saint Jérôme donnait tant de choses au
Seigneur et le Seigneur en demandait davantage. Il lui a dit :
‘‘Mais,
Seigneur, je t’ai tout donné, tout, que manque-t-il ?’’ – ‘‘Tes péchés,
tes misères, donne-moi tes misères’’. Lorsque nous gardons le regard
fixé sur lui, nous nous ouvrons au pardon qui nous renouvelle et nous
sommes confirmés par sa fidélité. Aujourd’hui nous pouvons nous demander
: “Moi, vers qui j’oriente mon regard : vers le Seigneur ou vers moi
?”. Celui qui sait voir avant tout la grâce de Dieu, découvre l’antidote
au manque de confiance et au regard mondain.
Car cette tentation
menace la vie religieuse : avoir un regard mondain. C’est le regard qui
ne voit plus la grâce de Dieu comme protagoniste de la vie et qui va à
la recherche d’un substitut : un peu de succès, une consolation
affective, faire finalement ce que je veux. Mais la vie consacrée,
lorsqu’elle ne s’articule plus autour de la grâce de Dieu, se replie sur
le moi. Elle perd son élan, elle s’installe, elle stagne. Et nous
savons ce qui arrive : on réclame ses espaces et ses droits, on se
laisse entraîner par des ragots et des méchancetés, on s’indigne pour
chaque petite chose qui ne va pas et on entonne les litanies de
plaintes – les jérémiades, ‘‘père jérémiades’’, ‘‘sœur jérémiades’’ : au
sujet des frères, des soeurs, de la communauté, de l’Eglise, de la
société. On ne voit plus le Seigneur dans toute chose, mais seulement le
monde avec ses dynamiques, et le cœur se crispe. On prend ainsi de
petites habitudes et ont devient pragmatique tandis qu’à l’intérieur
augmentent la tristesse et le manque de confiance qui dégénèrent en
résignation. Voici ce vers quoi porte le regard mondain. La grande
Thérèse disait à ses sœurs : ‘‘Malheur à la sœur qui répète ‘on a commis
une injustice à mon égard’, malheur !’’.
Pour avoir le regard
juste sur la vie, demandons de savoir voir la grâce de Dieu pour nous,
comme Syméon. L’Évangile répète par trois fois qu’il était familier avec
l’Esprit Saint, qui était sur lui, qui l’inspirait, qui l’attirait (cf.
vv. 25-27). Il était familier avec l’Esprit Saint, avec l’amour de
Dieu. La vie consacrée, si elle reste solide dans l’amour du Seigneur,
voit la beauté. Elle voit que la pauvreté n’est pas un effort
titanesque, mais une liberté supérieure, qui nous donne Dieu et les
autres comme les vraies richesses. Elle voit que la chasteté n’est pas
une stérilité austère, mais le chemin pour aimer sans posséder. Elle
voit que l’obéissance n’est pas une discipline, mais la victoire sur
notre anarchie, dans le style de Jésus. Dans une région touchée par le
tremblement de terre en Italie – en parlant de pauvreté et de vie
communautaire – il y avait un monastère bénédictin détruit et un autre
monastère a transféré des sœurs chez eux. Mais elles y sont restées peu
de temps : elles n’étaient pas heureuses, elles pensaient au monastère
qu’elles avaient quitté, aux gens de là-bas.
Et en fin de compte,
elles ont décidé de retourner et d’installer le monastère dans deux
caravanes. Au lieu d’être dans un grand monastère, à l’aise, elles
étaient comme des puces, là, toutes ensemble, mais heureuses dans la
pauvreté. Cela s’est passé l’année dernière. C’est beau ! Mes yeux ont
vu ton salut. Syméon voit Jésus petit, humble, venu pour servir et non
pour être servi, et il se définit lui-même serviteur. Il dit, en effet, :
« Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en
aller en paix » (v. 29). Celui qui garde le regard sur Jésus apprend à
vivre pour servir. Il n’attend pas que les autres commencent, mais il se
met à la recherche du prochain, comme Syméon qui cherchait Jésus au
temple. Dans la vie consacrée, où se trouve mon prochain ? Voilà la
question : où se trouve le prochain ? Avant tout, dans sa propre
communauté. La grâce de savoir chercher Jésus dans les frères et les
sœurs que nous reçus doit être demandée. C’est là que l’on commence à
mettre en pratique la charité : là où tu vis, en accueillant les frères
et les sœurs avec leur pauvreté, comme Syméon accueillit Jésus simple et
pauvre. Aujourd’hui, beaucoup voient dans les autres seulement des
obstacles et des complications. Nous avons besoin de regards qui
cherchent le prochain, qui rapprochent celui qui est loin. Les religieux
et les religieuses, des hommes et des femmes qui vivent pour imiter
Jésus, sont appelés à implanter dans le monde son regard, le regard de
la compassion, le regard qui va à la recherche de ceux qui sont loin ;
qui ne condamne pas, mais qui encourage, qui libère, qui console, le
regard de la compassion. C’est un leitmotiv de l’Évangile ; tant de fois
en parlant, Jésus dit : ‘‘il a eu de la compassion’’. C’est
l’abaissement de Jésus vers chacun d’entre nous.
Mes yeux ont vu
ton salut. Les yeux de Syméon ont vu le salut parce qu’ils l’attendaient
(cf. v. 25). C’étaient des yeux qui attendaient, qui espéraient. Ils
cherchaient la lumière et ils ont vu la lumière des nations (cf. v. 32).
C’étaient des yeux fatigués, mais illuminés d’espérance. Le regard des
personnes consacrées ne peut qu’être un regard d’espérance. Savoir
espérer. En regardant autour de soi, il est facile de perdre l’espérance
: les choses qui ne vont pas, la baisse des vocations…Pèse encore la
tentation du regard mondain, qui anéantit l’espérance. Mais regardons
l’Évangile et voyons Syméon et Anne : c’étaient des personnes âgées,
seules, et pourtant elles n’avaient pas perdu l’espérance, parce
qu’elles restaient en contact avec le Seigneur. Anne « ne s’éloignait
pas du Temple, servant Dieu jour et nuit dans le jeûne et la prière »
(v. 37). Voici le secret : ne pas s’éloigner du Seigneur, source
d’espérance. Nous devenons aveugles si nous ne regardons pas le Seigneur
tous les jours, si nous ne l’adorons pas. Adorer le Seigneur !
Chers
frères et sœurs, remercions Dieu pour le don de la vie consacrée et
demandons un regard nouveau, qui sache voir la grâce, qui sache chercher
le prochain, qui sache espérer. Alors, nos yeux verront aussi le salut.
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