Quel est le sens de votre solitude ?
La
solitude est à la fois un bienfait et une épreuve. Un jeune membre de
l’Ordre témoigne : « Le désert est un feu purificateur. Dans la solitude
tout ce que nous sommes en vérité vient à la surface. Ici, les fausses
constructions se lézardent, toutes ces murailles que nous avons élevées
pour nous protéger. C’est un chemin abrupt, dans l’obscurité, à tâtons,
mais c’est un chemin de vérité. Toutes nos sécurités personnelles
resteront accrochées aux épines du sentier et nous laisseront avec cette
seule certitude : de nous-mêmes, nous ne pouvons rien. » La solitude
est l’épreuve du Christ au désert, quelque chose de nécessaire puisque
c’est l’Esprit qui y conduit. La présence de Dieu est éminemment réelle
mais elle ne va jamais de soi, elle s’éprouve dans l’obscurité. La
solitude, pour porter tous ses fruits, doit se vivre dans la durée.
Beaucoup de gens aspirent actuellement à la solitude, mais se faire
ermite un jour par semaine ou pour une année seulement, n’a pas beaucoup
de sens, même s’ils en ressentent un certain apaisement ou
approfondissement intérieur. Si une telle démarche peut s’avérer très
bénéfique, elle ne peut cependant remplacer une expérience érémitique
authentique, qui doit embrasser toute la vie et la personne dans toutes
ses dimensions.
La foi est-elle forcément un combat ?
Il faut de l’endurance pour arriver au bout de la foi.
La foi est une vertu théologale qui, pour être vécue dans la totalité,
entraîne nécessairement une part importante de solitude, un
dépouillement et une séparation. On vient de publier la correspondance
spirituelle de Mère Teresa. Au départ, un moment de fulgurance
lorsqu’elle rencontre un mourant dans une rue de Calcutta : elle y voit
le visage du Christ ; et ensuite, cinquante ans de persévérance dans une
grande nuit intérieure, sans consolation, sans confirmation ! Nous ne
pouvons pas accaparer le ciel. Ce n’est pas à nous de combler notre
manque d’éternité par des succédanés, fruits de notre propre industrie
ou de notre sensibilité. Si on essaie de combler le vide de la foi par
le sentiment, on quitte le chemin de Dieu.
Comment trouver Dieu alors ?
Il
ne faut pas le chercher par le sentiment. Seule la foi ouvre sur la
plénitude. Les grands moments de l’Évangile nous enseignent cela : la
Sainte Vierge à l’Annonciation, le Christ en croix, etc. Il faut nous
engager pour Dieu et nous donner à lui, comme Marie lorsque l’ange
faisait irruption chez elle avec son message. Cette expérience, cette
invitation et cette soumission sont destinées à tous, un jour ou
l’autre. On ne connaît Dieu qu’en l’acceptant comme une imprévisible
présence dans sa vie, comme celui qui me porte, qui m’engendre à la Vie,
mais qui, en même temps, me déroute dans toutes mes prévisions.
Pourquoi cultivez-vous le secret ?
Nous
n’avons rien à cacher ! C’est encore une image qu’il convient de
corriger. À l’heure actuelle, certains vont même jusqu’à nous comparer à
une sorte de société secrète. Cependant, chez nous, tout est
transparent et nous ne cachons rien. Seulement, nous avons le souci de
rester discrets pour garder le bénéfice de notre clôture. À l’intérieur
de chacun, il existe bien un jardin protégé, c’est celui du coeur et de
l’intimité avec Dieu. Même dans la communauté, nous ignorons souvent les
uns des autres quelle est exactement la relation de chacun avec son
Dieu. En spaciement (la promenade hebdomadaire), nous partageons parfois
quelques confidences plus personnelles et cela devient alors vite
l’occasion d’un échange en profondeur. Lorsque, en tant que prieur, je
visite les moines en cellule, surtout les plus jeunes, nous parlons
facilement de choses intimes. Mais même alors, le rapport avec Dieu à
proprement parler reste souvent caché et n’est pas ou -peu évoqué. Il
est du domaine de l’indicible.
La perfection n’est-elle pas inhumaine ?
Cela
dépend du sens qu’on donne au mot « perfection ». Je dis souvent aux
candidats qui se présentent : « On ne vient pas au monastère pour
réaliser un programme, pour faire un apprentissage ou subir une
formation (quoique, au départ une solide formation soit nécessaire !),
mais simplement pour vivre. » La vie monastique ne consiste pas à faire
quelque chose, à accomplir une tâche. Elle n’est pas un métier ou une
profession. Dieu nous prend dans la durée de toute notre vie. Et il
s’agit de se laisser transformer lentement, porté par la trame d’une vie
simple et régulière. Si, aujourd’hui, j’ai raté quelque occasion pour
avancer, ce n’est pas dramatique. La vie continue et d’autres occasions
se présenteront pour me rattraper et me corriger. Le mouvement de la vie
est irréversible et Dieu, avec son regard bienveillant et
miséricordieux, le domine. C’est lui qui conduit notre existence. Ce qui
compte, c’est le degré de notre abandon et de notre amour.
Votre style de vie convient-il aux nouvelles générations ?
Nous
constatons qu’il existe un décalage grandissant entre la mentalité et
les modes de comportement dans la société et nous-mêmes. Les plus jeunes
parmi nous n’ont pas grandi dans le même univers culturel et religieux
que les plus anciens et ils portent les empreintes du monde actuel. Ils
sont davantage marqués par l’incertitude et leurs repères humains et
spirituels sont moins fermes et moins stables. Il n’est donc pas
étonnant que, pour eux, il est moins évident de s’insérer dans le style
de vie des Chartreux et de s’approprier leurs références religieuses et
intellectuelles. Ils éprouvent surtout de la difficulté par rapport à un
engagement stable, englobant toute la vie. Bon nombre de candidats se
présentent à nos portes suite à une conversion assez brutale qui s’est
opérée à l’âge de vingt ou vingtcinq ans. Un novice, qui était passé par
l’athéisme et se trouvait encore fortement imprégné par le rock,
m’avouait un jour en promenade : « Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
que c’est que de vivre pendant des années sans aucune pensée pour
Dieu ! » Et effectivement, pour moi, cela est inimaginable.
Quels sont les critères d’une vocation authentique ?
Dans
l’Église, il y a des milliers de manières de se donner à Dieu et de se
dévouer pour le prochain. La prudence est donc de mise. Il convient de
faire un discernement sérieux, d’autant plus sérieux que notre vocation
est revêtue d’une certaine radicalité dans son orientation vers Dieu et
dans son rapport avec le monde. Nous demandons d’abord si la personne
connaît Dieu, le Dieu de la Bible, le Père de Jésus-Christ (même si
cette connaissance est encore très rudimentaire et inchoative), ou, pour
le dire avec saint Benoît, si elle cherche vraiment Dieu. Ensuite, nous
cherchons à savoir si le postulant est capable d’un acte de foi vrai,
de se soumettre et de s’abandonner à quelque chose qui le dépasse. Se
laisse-t-il enseigner et se montre-t-il réceptif pour recevoir d’un
autre une parole de vie ? Ce qui compte, c’est toujours la vérité sur
Dieu et sur soi-même. Il peut y avoir des faiblesses physiques si elles
sont bien acceptées et intégrées. Il en va autrement des lacunes
sérieuses sur le plan psychique. Le risque est grand de voir le jeune
moine s’engager davantage sur un chemin imaginaire que sur celui d’une
authentique réponse à la grâce. Aidé en cela par la solitude, une
personne trop fragile peut être facilement amenée à s’enfermer en
ellemême et à ne plus être capable de faire le saut dans l’inconnu de
Dieu ou de garder un contact satisfaisant avec ses frères. Finalement,
on doit toujours revenir à la question des motivations : sont-elles
assez fortes, assez purifiées, assez religieuses pour porter toute une
vie ? On l’apprend petit à petit, et pour soi-même et pour les autres.
Le bonheur, est-ce important pour vous ?
Mon bonheur, c’est tout !
Notre choix de vie n’est qu’un chemin pour atteindre l’objectif de
toute vie chrétienne : vivre dans la charité de Dieu. Pour moi, le
bonheur résiderait dans une totale transparence de moi-même par rapport à
Dieu. Qu’il n’y ait, entre lui et moi-même, plus d’ombre ou de
non-vérité. Je ne dis pas : être sans péché, mais vivre dans la lumière,
sans tromperie, car me tranquilliser avec des raisonnements douteux ne
sert à rien. Notre condition de créature nous impose de cheminer encore
et encore. Dieu n’a pas encore réalisé toute son oeuvre en nous. Ce
chemin est surtout celui de la découverte qu’il est envers toute
créature d’une immense miséricorde et que, pour l’homme qui croit, tout
est toujours possible. Le bonheur de l’homme ne peut être que Dieu
lui-même. Toute paix découle de cette confession. Moi, si minuscule et
indigent. Lui, une telle plénitude. Tout mon bonheur est là !